Édition bilingue. Traduit de l'anglais par Marie-Claude White. Paris, Mercure de France, 2011. Prix de poésie Alain Bosquet 2011.
Présentation de l’éditeur
Le littoral : la limite entre continent et océan, lieu de phénomènes complexes – retraits et avancées, transgressions et régressions, une ligne variable, rythmes divers. C’est sur ce terrain que Kenneth White a basé sa poétique. Et c’est là, dans son poste de vigie, qu’il accumule ses « archives », documents qui suivent les lignes du monde, de l’Écosse à l’Alaska, de la Bretagne au Japon, écrits soit à la première personne, soit en adoptant le masque de tel ou tel personnage historique : navigateur, découvreur, errant anonyme… Avec toujours un langage approprié, allant de la musique pure et lointaine d’une pièce nô au ton familier et ludique d’une ballade ou d’un blues. Si elle est marquée par beaucoup de variations, l’œuvre de White, une des plus cohérentes et des plus développées qui soient, poursuit une logique de fond, qui, avec chaque livre, s’amplifie et s’affine.
Extraits
Nuit, pluie et travail
Les oiseaux ont rejoint leurs abris la maison est cernée par la pluie mon adresse à présent est nulle part
devant moi, longues heures de navigation moitié méthode, moitié méditation passant de notes éparses à une claire composition
jusqu’à ce que l’aube éclaire les carreaux l’heure de poser le stylo pour aller marcher sur la grève à Pors Mabo.
Conversation avec une oie à Lannion
C’était dans le jardin public derrière le vieux couvent un matin pluvieux de janvier
debout sur ses pattes roses dans la boue au bord de l’étang elle regardait dans le vide
voyait-elle les lointains rivages de quelque Islande ou Groenland ?
puis soudain ang-ang-ang, fit-elle
sous l’impulsion du moment dans un vague besoin de communiquer j’ai répété ce cri
elle se retourna tête dressée, les yeux emplis de désir et cacarda encore
ang-ang-ang
pris de remords je suis parti lentement le long du sentier.
Le calme oriental
Voici venu ce que l’on appelle le « calme oriental »
après dix journées de fortes bourrasques et de flots déchaînés – ce pur moment de paix ces bleus soyeux
même les goélands gardent le silence
plus loin sur l’estran un héron marchant près d’un rocher ajoute studieusement un idéogramme original au lexique du littoral.
Le rapport de Mackenzie
Moi, Mackenzie Alexandre je rassemble ces notes au cœur des contrées sauvages d’Amérique pour relater nos expectations situation et progrès pendant le cours de notre mémorable expédition depuis le fort Chipewyan jusqu’à l’océan Pacifique
outre moi-même, McKay et un chien il y avait dix Canadiens français (les meilleurs canotiers qui soient à l’exception bien sûr des Esquimaux et des Indiens) tous embarqués dans un bateau extravagant chargé jusqu’au plat-bord de trois mille livres de matériel divers
jour après jour nous nous échinions à manier la rame, la perche ou la corde à coltiner le chargement aux portages : labeur fastidieux et harrassant – mais partout quelle splendide beauté ! de hautes falaises, grises et rouges une multitude de rapides et de cascades bouleaux, pruches, saules, cèdres hautes montagnes bleues couronnées de neige
commerçant avec le peuple du Castor les tribus des Rocheuses le peuple du Saumon apprenant leurs parlers observant leurs pratiques dans ces terres extrêmes du septentrion
aux géographes en fauteuil j’envoie ce message définitif : ayant accompli ce voyage je puis affirmer sans craindre les reproches qu’il n’y a dans le Nord-Ouest aucun fabuleux passage ouvrant sur une Asie indolente et riche seuls une étendue d’eau blême et silencieuse un rivage jonché d’algues pris dans les brouillards peuplé de loutres et de phoques
je confie cette lettre à un vieux tonneau de rhum que je livre ce jour d’hui 27 juin 1793 aux eaux de la rivière Anonyme dans l’idée qu’à l’avenir possiblement quelqu’un la découvrira les yeux remplis d’émerveillement.
Le blues de la rivière aux Poissons Territoire du Yukon, autour de 1890
Ne me parlez pas de muses et de versification je veux chanter le blues de la rivière aux Poissons
rien qui ressemble à un vague rêve roc noir et dur et un courant d’eau vive
saumons argentés qui filent et bondissent ours bruns qui frappent l’eau et rugissent
sur l’horizon neigeux hérissé de hauts pics volent de grands pigargues aux puissants becs
vents rudes soufflant tout au long de l’hiver ’été, une explosion de bleus et d’ors
certains me disent, amasse ton pécule et pars mais pourquoi diable m’en irais-je autre part
ma demeure est cette cabane en rondins mon adresse : Yukon, au nord des confins.
Presse
S’espacer, s’universaliser, retrouver le chemin du primordial ; se régénérer aux sources de la vigueur, au contact de l’origine de notre culture, quitter ses pénates et aller voir ce qui se passe – et se pense – ailleurs, Kenneth White ne cesse de le prôner et de le mettre en acte, frayant sa voie entre le proche et le lointain, le moi et le non-moi, le nomadisme intellectuel et l’exil créateur. […] « Une façon d’être ouvert à l’ouvert / dans l’ouvert » dont témoigne un nouveau recueil, Les Archives du littoral, une sorte de livre de bord d’une longue itinérance à travers l’Europe, le Pacifique Nord, avec retour aux côtes d’Armor en passant par le Japon et l’Alaska. […] Une poésie dominée par le primat du réel, la sensation sans cesse renouvelée d’un espace sans parole où circule la force errante du vent, où passent les oiseaux migrateurs, où l’instant est donné dans sa fraîcheur et son intemporalité. Des moments nus, marqués par le bonheur d’avoir été là, dans un silence hors du temps, au plus près de la vie immédiate et de la beauté brute. Un rapport sensuel à la terre, à l’océan, aux lieux comme révélés dans leur vérité et éprouvés dans leur présence. Richard Blin, Le Matricule des anges.
Depuis près de trente ans, Kenneth White a installé son « atelier atlantique » sur la côte nord de la Bretagne. C’est vers ce « point focal » qu’aime revenir ce poète nomade, cet insatiable arpenteur de rivages. […] Une vivifiante « littoralité » imprègne les dix recueils de Kenneth White, qui vient de recevoir le prix Alain Bosquet. Dès son enfance à Fairlie, sur la côte ouest de l’Écosse, White voulait être « beachcomber », « écumeur de rivages » : « Je ne connais de rythme que de la mer et du vent – et du vol des goélands » écrivait-il dans la préface de son premier recueil de poèmes, En toute candeur (Mercure de France, 1964). […] Dans son dernier recueil, avant de revenir à son « livre d’heures marin » dans les « Mémoires d’Armor », le « rôdeur des confins » poursuit sa déambulation. De Rouen, qui permit à Verrazzano de lever l’ancre vers un nouveau continent, à la Spezia où Shelley se noya ; de la mer Noire, non loin du lieu d’exil d’Ovide, aux « finisterres de pierre » des Hébrides extérieures, en Écosse, où il poursuit ses observations ornithologique ; de Vancouver au Kansai où on le trouve « errant à travers le Japon dans une sorte de rêve éveillé ». Monique Pétillon, Le Monde des Livres.
Ce nouveau recueil nous promène à travers l’Europe (de la Seine au Danube, de l’Atlantique à la mer Noire), puis nous embarque d’une rive à l’autre du Pacifique, avant de revenir en Bretagne dans la dernière section, la plus méditative, où l’on découvrira l’ars geopoetica du poème. Poésie et pensée s’entremêlent étroitement dans cette œuvre qui se veut écrite « dans un état de sobre euphorie/au moyen/d’une musique sans mélodie. » Jean-Yves Masson, Le Magazine littéraire.
Il y a toujours chez Kenneth White ce désir de sortir du temps, de la culture, de soi-même. Véritable voyage « pas à pas au travers du réel », nous allons vers un horizon capable de nous transfigurer tout en restant présents au monde […]. La poésie est ce réel sans limite toujours projeté en avant et la place que l’homme y occupe n’est plus qu’une part dans ce grand tout. Chant clair et net qui rassemble l’épars telles « les feuilles d’un atlas » immense, écrit au cours de tous les temps […]. Kenneth White nous tend d’un livre à l’autre « la conscience d’un espace quasi infini/et d’une complexe et mouvante réalité ». Nous ne sommes jamais enfermés dans un de ces livres, Kenneth White montre, fait signe, puis s’efface. […] Dans la densité de cette parole qui ne veut suivre ni les mythes, ni les symboles, nous allons vers le « chant de la terre », vers l’urgence, vers un plaisir d’exister loin de la médiocrité. J.-M. Corbusier, Le Mensuel littéraire et poétique (Bruxelles)