Édition bilingue. Traduit de l'anglais par Marie-Claude White. Paris, Grasset, 1986. Prix Alfred de Vigny 1987.
Préface de l'auteur
Valéry évoque quelque part ces moines de l’Extrême-Occident qui, témoins de l’effondrement d’une civilisation, s’isolaient afin d’écrire d’« immenses poèmes », dans le but de sauver ce qui pouvait l’être. J’ai beaucoup pensé à eux, et à leurs homologues sur d’autres continents, à des époques diverses. Mais ici il s’agit moins de sauver une culture que de prendre ses distances vis-à-vis du fatras et des fadaises, de se mouvoir, méditativement, dans un espace élémentaire, et de pénétrer jusqu’à une conscience première où, à une sensation d’immensité, s’allient quelques perceptions précises, quelques moments exacts. Disons, un peu de biocosmopoésie, un peu de pensée chaoticiste…
(Le dessin de la couverture, repris du Chaos sensible de Théodore Schwenk, représente le mouvement des eaux autour de Terre-Neuve.)
Extraits
Hölderlin à Bordeaux
Peu enclin à la conversation quand les langues commençaient à débiter les opinions il préférait partir se promener le long du fleuve
« pourquoi des poètes en un temps de manque ?… je fais ce que je peux du mieux que je peux… tout prend place dans le travail en cours… »
c’était aux jours rouges d’automne le raisin était mûr sur les coteaux de Garonne et il gardait le souvenir d’amis embarqués au promontoire venté…
là-bas, en Allemagne il n’y avait rien pour lui mais il y retournerait il y retournerait pour trouver quoi ? une fenêtre sur une forêt, peut-être un peu de lumière philosophique…
chaque jour des bateaux quittaient le port pour les Indes, les Amériques il arpentait les quais et les regardait partir son voyage à lui le conduisait ailleurs – mais jusqu’où pourrait-il aller quand tout avait disparu sous l’habitude et l‘insignifiance et les opinions creuses ?
on avait beau penser à la Grèce traduire les tragédies se complaire à cette hyperbole archaïque rêver à l’idéal le paysage avait changé totalement changé il l’avait senti cette horrible nuit en traversant l’Auvergne perdu dans la glace et la neige il l’avait senti le paysage avait changé plus froid plus escarpé informe – la poésie elle-même devait changer
nul dieu à célébrer dans un théâtre ensoleillé un néant à affronter dans un espace ouvert…
errant dans les rues de Bordeaux aux jours rouges de septembre il regardait les ombres lentement se déplacer voyait à quelque haute fenêtre un beau visage apparaître, puis disparaître
il lui faudrait apprendre à voyager seul.
La musique du paysage
J’écoute, j’accueille (un matin, fin août) la musique du paysage : vent du large qui voile le vallon de Goaslagorn de brusques rafales de bruine vols d’oiseaux vagissants au-dessus des champs jeunes bouleaux aux troncs à peine givrés qui chuchotent dans la pluie sapins hirsutes et rauques sur l’horizon le long du rivage (toutes les îles sont noyées de brume mais l’écume les ourle d’un grondement muet) une mouvance, une inconstance une bruyante turbulence : masses de sons désordonnées percées de cris aigus ou une vague qui se brise sur un rocher gravé par la glace (ce lieu ne se prête pas aux sympathies ou aux symphonies à une quelconque harmonie : le temps varie sans cesse et du complexe centré de Ploumanac’h à la pointe du Dourven le relief est rude) – pourtant il y a là quelque chose comme une musique dans la pluie grise et les cris aigres et le vent qui voyage dans les ciels changeants quelque chose qui comble l’esprit au-delà de toute mesure qui répond à ses plus hautes exigences : refusant les équations trop faciles se riant des questions inutiles.
Presse
C’est vers l’Atlantique Nord que se tourne Kenneth White dans ce nouveau livre, qui a pour sous-titre « Mouvements et méditations ». Dans les vingt poèmes, tous assez longs, le poète nous entraîne des Pyrénées en Amérique, puis retraverse l’Atlantique vers la Bretagne. Chaque poème est une méditation à la fois au sens occidental de pensée soutenue, et au sens oriental où il s’agit de se vider l’esprit pour laisser les pensées aller et venir comme les vagues de la mer. L’éventail des références est vaste et la compagnie choisie : Melville, saint Brandan, Érigène, Hölderlin, Valéry, Han Shan, auxquels viennent se joindre maints navigateurs anonymes. Si l’on pouvait imaginer une poésie qui rapprocherait le pédagogisme cosmique de Hugh MacDiarmid et le lyrisme discret de Gary Snyder, on obtiendrait peut-être quelque chose comme Atlantica, mais le vers souple et ample de Kenneth White a ses propres modalités et suit ses propres voies :
vers une écriture qui vise plus haut que l’art de faire des vers avec de plates généralités et des jérémiades
archipel atlantique le sentiment de quelque chose à recueillir