Édition bilingue, traduction française de Pierre Leyris. Paris, Mercure de France, 1964.
Fragments de la préface du traducteur, Pierre Leyris.
L’an dernier, par un geste assez touchant envers leur lecteur, les étudiants de la Sorbonne publiaient en anglais les poèmes de Kenneth White. Dès que j’eus ouvert la plaquette blanche où s’envolait un goéland, mon cœur bondit de joie. Depuis bien des années, aucun poète contemporain, peut-être, n’avait chanté si clair à mon oreille, ni si bien rendu la grâce poignante des choses premières. […] Interrogé sur le contexte réel de ses poèmes, il m’expliqua comment il avait grandi entre « les collines matricielles » (de la côte ouest de l’Écosse) et les « fournaises de la ville » (Glasgow) ; quels étaient proprement son territoire, ses racines ; et ce qui avait nourri sa mythologie intime. Je le pressai de rédiger ces choses et d’en faire (nous avions maintenant formé le projet d’un petit livre de lui qui parût en français) un prologue à ses poèmes […]. Je distinguerai en lui, si unis qu’ils soient dans un même verbe, le poète de l’élémentaire et celui de l’indignation sociale, fraternel et revendicateur. […] Il y a là une double polarisation intérieure, trop profonde pour ne tenir qu’au contraste des thèmes de la campagne et de la ville, et que Kenneth a su maintenir jusqu’ici en un surprenant équilibre dans sa vie, dans ses idées, dans son langage. Ne se fera-t-elle pas, avec le temps, plus déchirante ? N’impliquera-t-elle pas une synthèse toujours plus ardue ? C’est ce que nous dira dans l’avenir sa parole de poète.
Extraits
Je ne connais de rythme que de la mer et du vent – et du vol des goélands. En vérité, quand je pense à la poésie, quand j’en prononce le mot même, ce que je vois, c’est une aile blanche qui frissonne et qui plane, miroitant dans une lumière froide, au-dessus d’une mer dans le vent.
Mes poèmes ne sont pas des « poèmes de la nature », mais des poèmes de la terre. La « nature » est trop humanisée. La terre est toujours une force nue, et le sera toujours. Les poètes sont de la terre dans le noir et dans la lumière.
Le poète ne se soucie pas d’art, mais de réalité.
Ce n’est pas la communication entre l’homme et l’homme qui importe, mais la communication entre l’homme et le cosmos. Mettez les hommes en contact avec le cosmos, et ils seront en contact les uns avec les autres.
Extraits de la première partie en prose
Marche matinale
C’était un froid un lent brouillard agglutiné autour du soleil, accroché au petit soleil blanc, la terre était seule et délaissée et un grand oiseau jetait son cri rauque de la héronnière tandis que le garçon s’en allait sous les hêtres voyant les débris des coquilles bleuâtres et les moites amas de feuilles pourrissantes.
Poème du lièvre blanc
Une pensée qui a bondi hors comme un lièvre sur la lande de derrière un grand rocher oh de bondir le lièvre blanc et la bruyère lui faisait un beau monde ardent où folâtrer justement ce jour-là sur la lande, un jour gris en marche sur les vents, s’enfonçant dans l’hiver un jour pour une mer étincelante à trois milles au large dans le goulet des îles un jour juché au bout de l’an et un silence à fendre le cœur oh le lièvre blanc voyez bondir le lièvre blanc.
Soir d'hiver
Soleil de betterave et de boue six heures d’hiver à Dumbarton road
j’achète gâteaux d’avoine et lait à la crémerie tandis que les autos crachotent vers le ferry
les lampadaires saisis par le premier gel ont des moustaches de lumière mais elles se perdent
dans les feux de joie électriques des tramways qui passent près des voitures d’enfant trimbalées par des femmes lasses
vers le thé familial. Je pourrais tout de suite rentrer manger mais j’attends que le flot dans la rue se soit calmé
et sens cette profonde solitude qui vient recouvrir mes pensées maintenant que la lune est là comme une épluchure de navet
au-dessus des toits et des grues. La chanson de Gaspard Hauser rôdaille dans ma conscience comme je traîne sur le trottoir
m’arrêtant au coin de la rue pour boire le lait tandis qu’un chat, irréprochable dans la soie qui le revêt
noir, de ses yeux inaccessibles considère avec dédain mon entreprise, décide de poursuivre son chemin
et se faufile dans une impasse sans un regard j’ai dans l’idée d’aller jusqu’à Pollock ce soir
comment pourrais-je rentrer dans mon chez-moi truqué où j’ai écrit sur la tombe de Jonas toute la journée
je ferai le voyage en tram et j’espère que mes esprits n’auront pas trop honte à s’évader en compagnie
de la première image issue du ventre rouilleux de la ville.
Presse
Voilà un livre dans lequel nous surprenons la poésie à l’état naissant, un livre d’une grande pureté, d’une grande beauté. Peut-être une forme d’orgueil intellectuel peut-il agacer par moments, mais, le plus souvent, on est pris au charme. C’est, sans aucun doute, le livre d’un poète qui possède la puissance des grands créateurs. J.-L.-D. Leclaire, Les Langues modernes
Bonheur de cette poésie violente qui nous remet au contact des sources et du feu. Oui, grand bonheur, alors que le langage de nos jours oscille entre la sentimentalité la plus molle (ô sirop ! chansons à n’en plus finir qui dégoulinent des ondes !) et les quintessences de notre nouvelle littérature d’arpenteurs, collectionneurs d’objets plus morts que les cratères de la lune ! Kenneth White, lui, foule « les débris des coquills bleuâtres et les moites amas de feuilles pourrissantes. » Il suit « dans la neige qui fond/la bleue foulée des bêtes ». […] Il aime autant « l’ombre couleur de bronze » que le bouleau qui « miroite dans son humide blancheur ». Il parcourt l’espace nu, « la cervelle ouverte au vent ». Mais il y a aussi l’autre face de cette poésie, Glasgow, l’enfer rouge et noir, aux « rues huileuses de pluie », la révolte grondante contre toute injustice, et les cris étranglés de la cornemuse parmi les chants d’ivrognes ; les complaintes en argot comme une âme qu’on crache, et le brouillard des rêves au fond des impasses du cœur. Jean Mambrino, Études