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La Mer des lumières

Récit
Traduit de l'anglais par Marie-Claude White
Marseille. Editions Le mot et le reste, 2016

Présentation de l'éditeur

Dans l’écriture du voyage, dans l’écriture de la nature, sans parler des autres aspects de son oeuvre peut-être unique dans le contexte contemporain, Kenneth White occupe une place à part. C’est que ses voyages sont plus que des voyages, ce sont des itinéraires de l’esprit. Et son écriture, jamais seulement descriptive, ouvre un champ d’énergie. Cette fois, le territoire, c’est l’océan Indien, tout ce splendide espace qui s’étend entre le mince détroit de la mer Rouge et l’ample golfe du Bengale : moussons et volcans ; dauphins et perroquets ; requins et tortues ; épices et aromates. Et les compagnons de route sont, ici, des naturalistes fervents et quelques rares philosophes, là, des pêcheurs, des vagabonds, des hors-la-loi et des solitaires. Parcours d’île en île, certaines grandes et diversement peuplées, d’où naissent des tableaux de société vifs et pleins de drôlerie, et d’autres à peine plus grandes que des bancs de sable hantés par des oiseaux migrateurs.
 
Extraits
Préface

Dans un célèbre essai, le Convito, Dante, dont le schéma « enfer, purgatoire, paradis », reste valable en dehors du contexte théologique, déclare qu’un bon livre, un vrai livre, doit se comprendre à quatre niveaux : le sens littéral, où l’on raconte ce qui se passe ; un sens social et politique ; un sens philosophique ; un sens ésotérique, voire initiatique. Étant entendu que ces quatre sens ne se suivent pas séparément, mais s’interpénètrent et se complètent.
C’est ainsi que j’ai conçu ce livre.
Le lieu, c’est l’océan Indien, avec ses archipels, ses îles et ses îlots. Mais le livre ne s’intitule pas « Voyage dans l’océan Indien », ou « Au-delà d’Aden ». Car l’essentiel n’est pas là. Il s’intitule, à bon escient, La Mer des lumières.
Quel est ici le sens du terme « lumières » ?
Plusieurs choses, qui sont indiquées dans les épigraphes.
D’abord, comme dans la citation de Walt Whitman, les « secrets de la terre et du ciel ». C’est le niveau naturaliste du livre, omniprésent, et concentré dans le chapitre sur un naturaliste peu connu, mais de tout premier ordre, Philibert Commerson.
Ensuite, le mot « lumières » fait référence aux Lumières du xviiie siècle, cette tentative, comme disait Kant dans un bel essai de 1784, de « sortir l’humanité de l’infantilité dans laquelle elle s’est enfermée ». C’est cet aspect du livre qui est indiqué dans la deuxième épigraphe, une citation de Schopenhauer. Ils s’agit donc de philosophie, et d’une certaine sorte de philosophie, moins sèchement rationaliste que celle du xviiie, plus ouverte aux ondes, aux turbulences, aux béances, dont la base est « le jeu merveilleux du monde multicolore », et qui traverse, vigoureusement, des champs divers : politique, société, psychologie.
Nous avons là trois des sens de Dante.
Reste le quatrième.
C’est celui qui est indiqué dans la dernière épigraphe, la citation de Jean Scot Érigène : « Toutes choses sur terre sont lumières ». Dans sa formidable étude, Periphyseon (« De la nature »), Scot définit la nature comme « tout ce qui est et tout ce qui n’est pas ». Ce qui n’est pas, c’est tout ce qui n’est pas chosifié, objectivé, mais qui existe comme potentialité. On le trouvera ici entre les lignes, dans « l’atmosphère » de quelques méditations moussoniques.
Voilà. Assez dit en préambule.
Il est temps de se mettre en route.

K. W.
Automne 2015.



Il y avait longtemps que je pensais à l’archipel des Seychelles, qui, dans son isolement, avait dû conserver des aspects du Gondwana, lesquels, avec l’avancée de la civilisation, avaient disparu ailleurs. Et je savais qu’après Maurice ce serait ma prochaine destination. J’avais déjà rassemblé une documentation, parmi laquelle le texte d’un manuscrit délirant.
Ce manuscrit fut écrit à Maurice en 1881, par un militaire anglais, le général Charles Gordon, connu de ses intimes, à la suite de ses exploits dans le voisinage de Pékin, sous le surnom de China Charlie. Dans ce texte, Gordon cherchait à prouver que l’archipel des Seychelles constituait les restes du jardin d’Éden. Ce qui mit cette idée dans la tête de China Charlie était sa contemplation du fameux cocotier de mer, et de son fruit singulier. Ce dernier représentait dans l’imaginaire de Gordon « le siège originel des désirs charnels », et, selon lui, il était parfaitement clair que le cocotier de mer était l’arbre de la connaisance du bien et du mal mentionné dans la Bible. Avec cette idée bien implantée dans ce qui lui tenait lieu de cerveau, China Charlie se mit en devoir d’élaborer une géographie – sa géographie – avec l’aide de l’Ancien Testament.
Comme tous les lecteurs de la Bible s’en souviendront, il y avait dans le jardin d’Éden, quatre rivières : l’Euphrate, le Tigre, le Nil et le Jourdain. Nous sommes encore loin des Seychelles, là-bas dans l’océan Indien. Mais, dit Gordon, les cours de ces quatre rivières n’étaient pas ceux d’aujourd’hui. Ils convergeaient tous sur l’île de Socotra, et, de là, comme une seule unité, coulaient vers le sud – jusque dans l’Éden. Si aujourd’hui les Seychelles consistent en une centaine d’îles éparpillées dans l’océan Indien, c’est parce que le Déluge submergea l’Éden, n’en laissant que des fragments – mais quels fragments ! Riches de parfums délectables et remplis d’images de béatitude…
Un pur paradis.

Extrait du chapitre « Méditations moussoniques »


Ai-je mentionné que durant tout ce voyage j’avais dans mon sac à dos trois volumes d’Aristote, sur la physique, l’animalité et la poétique ? Je l’ai même laissé faire quelques petites interventions ici et là. Mais la grande rencontre eut lieu à Faraway.
C’est lors d’une de mes promenades matinales que j’ai trouvé une coquille d’oursin. Bien sûr, ce n’était pas la première fois que j’avais en mains une coquille d’oursin. Mais avec les grignotages des crabes et l’usure de la mer, elles ont la plupart du temps perdu leur délicate structure interne. Dans celle-là la structure était complètement intacte. Avec le plus grand soin, j’ai emporté la coquille dans ma cabane  et l’ai installée sur ma table de travail.
Là, devant mes yeux, parfait, était l’appareil masticatoire de l’oursin. Sa forme avait fasciné Aristote, qui le comparait à une lanterne. Voici ce qu’il en dit dans son Histoire des animaux : « Tout en ayant une apparence discontinue, l’appareil buccal de l’oursin constitue en fait un tout continu, qui ressemble à la structure d’une lanterne. »
Cuvier revient sur cette description dans ses Leçons d’anatomie comparée : « Les oursins sont peut-être, de tous les animaux sans vertèbres, ceux qui ont les organes construits de la manière la plus admirable. Leur enveloppe extérieure, qui est, comme on sait, osseuse et d’une seule pièce, présente un grand trou que ferme la masse de la bouche, attachée contre par des ligaments et des muscles, mais mobile jusqu’à un certain point. La charpente osseuse de cette masse a quelque ressemblance avec une lanterne à cinq pans. Cette comparaison a déjà été saisie par Aristote. »
Une lanterne…
Un noyau central avec des radiations.
Le commencement d’une science complexe, d’une philosophie océanique, d’une poétique lumineuse.
D’un monde inédit.
Je suis resté assis là tout l’après-midi, la coquille d’oursin en face de moi.
 Ce soir-là, je suis allé jusqu’à une crête de plage que j’aimais fréquenter.
Devant moi, un fouillis d’arbres et de buissons arrachés par la mer, et au-delà un grand chevauchement de puissantes vagues qui se ruaient sur le récif.
J’attendais le moment où les puffins cendrés reviendraient de leur pêche.
Et les voilà qui arrivaient, par petites bandes. Trois battements d’ailes et un glissé, trois battements d’ailes et un glissé. Un groupe après l’autre, poussant leurs sauvages vagissements, qui contiennent à la fois toutes les larmes des choses, tout le vide de l’espace et toute la beauté plaintive de cette terre précaire.

Extrait du chapitre « L’île lointaine »
Presse
Tout au long du livre Kenneth White nous emmène de l’Île de La Réunion à l’Île Maurice puis sur les petites îles de l’archipel des Seychelles. Explorateur improvisé il sillonne les lieux à pied, en stop, en avion Cessna Caravan 2, en zodiac… et savamment à travers des livres dans leurs divers aspects géographique, géologique, philosophique voire mythique… avec une ouverture aux gens ordinaires qui rendent indirectement compte de la situation économique et culturelle des lieux; rien n’est inintéressant dans le prosaïque du réel quotidien.
Car le propos dépasse celui d’un récit agréable. Le penseur et créateur du concept de géopoétique pointe derrière les descriptions nettes et les anecdotes. Dans sa préface il définit son emploi du mot Lumières  sur plusieurs niveaux : naturaliste, historico-philosophique et  en référence à Jean Scot Erigène (Periphyseon) pour qui  « toutes choses sur la terre sont lumières », « le jeu merveilleux du monde multicolore ».
Tenir ce multiple engagement, outre une oreille et un œil aux aguets, demande une curiosité et  une longue pratique de la langue y compris ici vernaculaire croustillante, ouverte à la riche sensorialité des onomatopées pour l’ouïe, des couleurs et des nuances pour la vue : « attentif aux formes et aux motifs incroyables de la lave, et aux couleurs : noir cendré, rouge ferreux, rouge cuivré, jaune soufre, bleu iridescent ».
Rapprocher la carte du paysage, faire que le lecteur entre dans le concret, presque dans le charnel du vécu. En y  intégrant le « métaphysique » de la vie civique et de la réflexion.
Refaire de l’intellectuel « un poète du soleil et du vent ».
     Michèle Duclos