La Route bleue
Traduit de l'anglais par Marie-Claude White.
Nouvelle édition, Marseille, Le mot et le reste, 2013.
Préface à la nouvelle édition
Publié en 1983, ce livre célèbre cette année son trentième anniversaire. Au cours de ces années il a été traduit en plusieurs langues. Des individus et des groupes de diverses origines ont suivi cette « route bleue » à leur tour, relatant leur expérience dans des vidéos, des carnets et des livres. Bref, on peut peut-être se risquer à dire que la « route bleue » est en train de devenir, à sa manière, une « voie-de-vie ».
Si je dis « à sa manière », c’est que le livre se situe en dehors du brouhaha habituel, dans un espace à la fois plus large et plus respirant.
De quoi s’agit-il donc ?
De voyage, certes. En termes géographiques, de Montréal au Labrador en longeant la rive nord du Saint-Laurent. Mais d’un voyage plutôt particulier, d’un vagabondage un peu spécial.
« Qui sont-ils, ces voyageurs ? » se demande Rilke dans un des rares grands poèmes du XXe siècle, les Élégies de Duino.
Quand on parle de voyage, surtout dans le contexte américain, la référence la plus fréquente depuis un certain temps est à Sur la route de Jack Kerouac, où la naïveté primaire le dispute au désespoir précoce, en passant par une vague religiosité sentimentale. Mais, restant toujours dans le contexte américain, derrière la route, Highway 66 ou autre, du Breton déboussolé que fut Kérouac, il y a la « route ouverte » de Walt Whitman, le Hollandais planant de Manhattan, qui, au moins au début de son cheminement, sentait l’« esprit du monde » souffler sur l’espace du continent. Cette « route ouverte » s’est fermée à la fin du XIXe siècle, les États-Unis ne connaissant dorénavant, quelques voix dans le désert mises à part, que trivialités criardes et sordides impasses. Mais derrière Whitman, il y a la « route rouge » des premières nations, qui a commencé dans une zone d’ombres et de brumes de l’autre côté du détroit de Bering avant de rencontrer sa fin abrupte et sanglante à Wounded Knee, point culminant du génocide amérindien du ridiculement nommé Nouveau Monde.
Nous approchons là de la route bleue, dont le contexte est un « culturocide » universel, un désastre dont personne, sauf un poète ici et là, n’a jusqu’à présent saisi toutes les coordonnées et encore moins ouvert d’autres perspectives. Cela est dit dans un esprit de clairvoyance froide, sans aucune nostalgie pour d’anciens cadres, d’anciennes identités.
Celui qui voyage sur la route bleue est un « nomade intellectuel ». Le nomade intellectuel a deux cousins : le « loup des steppes » de Hesse, et l’« étranger » de Camus. Mais il a ses spécificités. Le nomade intellectuel n’est ni l’intellectuel platonicien idéaliste, ni l’intellectuel sartrien engagé, ni l’intellectuel médiatique passe-partout qui commente à la petite semaine les événements socio-politiques. Il sort de l’arène, il traverse des territoires physiques, mentaux, culturels, afin d’ouvrir un espace, cet espace que j’ai fini par appeler « géopoétique ». Pas question, bien sûr, de présenter longuement ici le nomadisme intellectuel et la géopoétique. Le lecteur qui voudra pénétrer dans ces domaines de manière plus détaillée pourra se reporter à d’autres livres qui jalonnent mon parcours mental, L’Esprit nomade et Le Plateau de l’Albatros.
Revenons à notre route bleue. Outre, bien sûr, un itinéraire marqué par des incidents, des rencontres, des sensations, comme tout voyage bien conçu, bien vécu, on peut y lire les errances de l’esprit européen depuis la fleur bleue des romantiques, on peut y toucher de près une Amérique d’avant les Etats-Unis, on peut y tracer les lignes d’une topologie inédite.
Si le voyageur de la route bleue est sans idéal et sans engagement immédiat (il sait à quoi mènent les interventions trop hâtives), il est aussi sans espoir, ce qui signifie, en toute logique, qu’il ne peut jamais être désespéré. Son état d’esprit est celui d’une allégresse lucide.
Quand j’étais jeune adolescent sur la côte ouest de l’Écosse, le poète-penseur dont je me sentais le plus proche était un certain John Milton. Dans un de ses essais, ce républicain cosmologue dit ceci : « Nombreux sont ceux qui s’occupent de circonstances, rares ceux qui remontent aux principes. Ô terre, terre, terre ! » Cela m’avait profondément marqué.
Remonter aux principes…
Les principes, ici, sur la route bleue, sont élémentaires, radicaux et extrêmes.
Ils ont pour noms roche, vent, pluie, neige, lumière.
Il s’agit, passage après passage, d’entrer en dernier lieu dans le grand rapport.
C’est sur les routes bleues du monde que recommence, avec tout le reste, la vraie littérature.
K. W.
Côte nord de la Bretagne
Hiver 2013
Extraits
Presse