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Les Cygnes sauvages

Traduit de l'anglais par Marie-Claude White.
Paris, Grasset, 1990.

Prologue

     Depuis quelque temps, l'idée mûrissait dans mon esprit d'une virée au Japon, qui serait un pélerinage géopoétique de plus : un hommage aux choses du Japon (choses précieuses et précaires) et un voyage-haïku dans le sillage de Basho, un récit rêveur de routes et d'îles, un plongeon elliptique dans le Vide – bref, un petit livre nippon extravagant, plein d'images et de pensées zigzaguantes, écrit dans le « style blanc volant », comme disent les peintres.
     Après cela, me disais-je, je me terrerai dans mon observatoire cosmologique de la côte bretonne (pour travailler au prochain cycle) et arpenterai les chemins côtiers encore peu fréquentés, vêtu de vent, de pluie et de silence…
     Cet automne-là, je me sentais prêt, et avais tracé un itinéraire approximatif.
     Je prendrais Tokyo comme point de départ et me dirigerais ensuite vers le nord, pour atteindre enfin le Hokkaïdo.
     Assis dans ce café, à l'aéroport de Paris, par un matin ensoleillé de septembre (j'avais quitté la veille mon bel ermitage breton), j'étais attentif aux sons japonais que j'entendais tout autour de moi, en particulier ceux que proférait une longue fille au visage lunaire, et j'ai laissé quelques souvenirs littéraire du Japon me traverser l'esprit : le soleil couchant de Dazaï ; Rugetsu, le professeur de haïku dans la nouvelle de Nagai Kafu : La Sumida ; le jeune étudiant de Kawabata qui marchait seul sur la péninsule d'Izu et rencontrait un groupe de danseurs (« à les entendre parler d'Oshima, mon coeur s'emplit de poésie »)…
     Sol nippon :
     Littoral et montagnes. Golfes, baies, promontoires. Terre volcanique, consulsée, ravagée, lavée par le vent et la pluie, par les marées et les brouillards, par un jeu vaporeux d'eau, de brume et de soleil. Torrents fougueux, cascades et feuilles rouges…
     Je voulais m'immerger dans tout cela : dans l'énergie et le rythme et la lumière de tout cela. Et je voulais, si possible, voir les cygnes sauvages venus de Sibérie s'abattre avec leurs cris d'outre-terre sur les lacs du nord où ils viennent hiverner.
     Oui, voilà ce que voulais.
     « Vol pour Tokyo : Porte 17. »

Extraits
     Il n'y avait pas beaucoup de mouettes sur la Sumida ce matin d'octobre quand je suis allé visiter l'ermitage de Basho, mais il y en avait une, ce qui fut pour moi l'occasion d'écrire ce petit haïku :

          Ce matin-là
          sur les eaux de la Sumida
          une mouette solitaire
.

     Après ma remarque sur le fait qu'au Japon l'essentiel est dans l'esprit, cela ne surprendra personne si je dis que j'ai eu bien du mal à trouver l'ermitage de Basho.
     Aucune indication sur la route, aucun monument à l'emplacement de la maison.
     On pourrait passer devant sans s'en rendre compte.
     Car le site de la petite maison de Basho est maintenant un sanctuaire dédié à Inari, le dieu du riz, qui aime le caillé de soja – ce qui explique pourquoi il y a un morceau de tofu sur le rebord de pierre. Ce n'est que lorsqu'on regarde plus attentivement que l'on voit un rocher sur lequel sont inscrits quatre caractères : Ba shô an ato (« Ceci est le site de la maison de Basho »).
     La maison de Basho n'est pas là.
     Où est-elle ?
     Dans l'esprit, mais oui, dans l'esprit.
     Lui-même parlait de « sa demeure irréelle »…
     […]
    
Depuis le jour où Basho écrivit ce livre : Oku no hosomichi (« La route étroite vers le Nord profond »), ce petit site tranquille sur le bord de la Sumida est inséparable de l'idée de routes et de voyage, plus particulièrement en direction du Nord.
     Un haïku de Basho dit ceci :

          Première pluie d'hiver
          et mon nom sera
          voyageur.

Extrait du chapitre « La route du Nord »


     L’automne se changeait en hiver, le jaune-rouge en blanc, la feuille en flocon, à mesure que je gravissais les pentes du Daisetsuzan.
     À un certain endroit, la neige tombait si dru que je voyais à peine la route et me suis mis à craindre de m’enfoncer dans le vide neigeux et de m’enterrer pour de bon dans une congère. Cela peut paraître parfois, quand on y pense, un bon moyen de sortir de tout le bruit et de toute la chierie, mais une fois sur place, le corps se rebelle, veut garder les pieds sur cette sale et saoule vieille terre rouge. Donc, j’étais inquiet, tout en continuant à poser un pied devant l’autre. Mais le ciel s’est éclairci un moment, assez longtemps pour me permettre d’arriver à une petite station de sports d’hiver où j’ai trouvé une auberge et un lit pour la nuit.
     Ce qui m’a frappé au premier abord, c’était le morceau d’obsidienne posé dans le vestibule : un énorme bloc de pierre noire, dense et luisante. J’avais vu beaucoup d’obsidienne (objets d’échange paléolithique) au musée de  Tokyo, dans la salle aïnou, et j’en avais revu dans la cabane-musée près du café, mais c’est seulement à ce moment-là que j’ai compris que mon chemin allait être jalonné par cette roche noire, noire comme le noir.
     Chemins de roches, parcours de saumons, itinéraires de cygnes.
     La neige s'amoncelait sur la fenêtre de ma chambre, les étoiles brillaient parmi les flocons, et la lune, une grosse lune jaune en délire, voguait à travers le ciel brouillé. J'aimais ce déchaînement au-dehors, et, à l'intérieur, l'ordre et la propreté : les murs nus, le poêle, le tatami bordé de vert.
     Un lieu de méditation au sommet du mont Tempête…

Extrait du chapitre « Le mont de la Grande-Neige »


     Le soleil se couchait, rouge, très rouge, et une grosse lune ronde et froide commençait à ramper sur la ville.
     Cependant, je n'étais pas pressé. Plus tard, je me trouverais un endroit pour dormir. Mais pour le moment j'étais aux anges, assis là sur la jetée, malgré la fraîcheur – l'hiver approchait, au cours duquel une grande partie du Hokkaïdo gèle, y compris la baie de Nemuro…
     Je pensais aux cygnes, les imaginais sur les plaines de Sibérie, maintenant que le froid extrême s'était emparé de l'air là-haut, se rassemblant pour la grande migration, volant vers le soleil, traversant les régions du Ienisseï, du lac Baïkal, de la Mandchourie…
     Et sous la grosse lune de Nemuro, dans la froide solitude de la nuit du Pacifique Nord, j'ai renouvelé mon allégeance, dans la lumière et dans l'obscurité, au globe terraqué qui reste, en dépit de tout, encore si beau.

Extrait du chapitre « À Nemuro »

Presse
Plus tard dans la journée j’ai terminé la lecture des Cygnes sauvages à la maison  – le récit se termine par un suspens qui finira bien: « Ils ont tourné, tourné dans l’air vif et clair. Je les ai suivis des yeux et de l’esprit » – en écoutant Music for 18 musicians, de Steve Reich. Au son de cette musique, qui rappelle étrangement les bruits naturels, répétitifs, de la nature, comme ceux que Kenneth White décrit, j’ai facilement imaginé l’envol des cygnes sauvages. J’y étais. Et quand un auteur vous emmène, vous transporte avec lui là où il souhaite, et vous fait vivre ses émotions, à distance, dans le temps et à travers un récit, c’est qu’il s’agit d’un grand livre, et d’un grand écrivain.
     Lionel Bedin, écrivains-voyageurs

Kenneth White a une façon bien personelle de percevoir et d’exprimer l’importance des choses. Loin des constructions laborieuses de la pensée, des ornières culturelles ou des conventions poétiques, il la suscite par une sorte d’intimité avec leur noyau minéral et leur rayonnement.
     Ghislain Cotton, Le Vif/L’Express (Bruxelles)

Avec Kenneth White, la littérature ne sent jamais le renfermé. Après la Chine du Visage du vent d’est, et le Canada de La Route bleue, il a consacré au Japon un « un récit rêveur de routes et d’îles », qui est aussi un hommage à Matsuo Basho, le grand poète du XVIIe siècle, maître du haïku. […] Comme le vieux maître Basho, Kenneth est à la recherche de quelque chose d’autre qu’un simple carnet de voyage. Il ne veut pas seulement courir des kilomètres, mais « ouvrir un espace pour l’esprit », ouvrir une voie.
     Bruno Sourdain, Ouest France.